Par le récent arrêt GISTI du 12 juin 2020 (n°418142), le Conseil d’Etat a unifié sa jurisprudence en matière de recevabilité des recours contre les actes de droit souple.
Les actes de droit souple se définissent comme “des instruments qui s’apparentent aux règles, en ce qu’ils ont pour objet de modifier ou d’orienter les comportements de leurs destinataires, mais sans créer par eux-mêmes de droit ou d’obligation” (voir étude annuelle du Conseil d’Etat de 2013 sur le droit souple et conclusions Suzanne von Coester, Conseil d’Etat, 21 mars 2016, « Fairvesta », n°368082).
La jurisprudence du Conseil d’Etat sur les actes de droit souple s’est progressivement construite à partir de la distinction entre les directives par laquelle une autorité administrative investie du pouvoir de prendre des décisions individuelles soumet elle-même l’exercice de ce pouvoir à des règles de fond et les circulaires édictées par les chefs de service, notamment les ministres, pour encadrer l’activité de leur administration dans le cadre d’actes de gestion administrative.
S’agissant des directives, le Conseil d’Etat a admis qu’une décision individuelle octroyant ou refusant un avantage soit valablement prise par référence à des « orientations générales » à condition de ne pas comporter de condition nouvelle par rapport aux dispositions légales et règlementaires applicables (CE, 11 décembre 1970 « Crédit foncier de France c/ demoiselle », n° 78880). Les administrés peuvent alors demander l’application d’une directive lorsque leur situation correspond à celle qu’elle a prévue. Mais la directive peut être écartée, soit pour des circonstances propres à chaque affaire, soit en raison de sa propre illégalité. N’étant pas un acte administratif faisant grief et ne modifiant pas la situation des intéressés, elle n’est pas susceptible de faire l’objet d’un recours pour excès de pouvoir (CE, 3 mai 2004, Comité anti-amiante Jussieu).
S’agissant des circulaires, abandonnant la distinction entre les circulaires interprétatives et les circulaires réglementaires issue de son arrêt Notre-Dame du Kreisker du 24 janvier 1954, le Conseil d’Etat a admis la recevabilité du recours pour excès de pouvoir des circulaires dotées d’un caractère impératif à savoir les « dispositions impératives à caractère général d’une circulaire ou d’une instruction, à condition que ces dispositions fixent, dans le silence des textes, une règle nouvelle entachée d’incompétence, ou bien que l’interprétation qu’elles prescrivent d’adopter méconnaît le sens et la portée des dispositions législatives ou réglementaires qu’elle entend expliciter, ou enfin que l’interprétation réitère une règle contraire à une norme juridique supérieure» (CE, 18 décembre 2002, « Duvignères », n° 233618).
Le contrôle du juge sur les actes de droit souple restait toutefois limité : le Conseil d’Etat jugeait qu’un acte, même ayant des conséquences économiques importantes, ne pouvait être déféré au juge de l’excès de pouvoir s’il n’emportait aucune modification de l’ordonnancement juridique (CE, 11 octobre 2012, Société ITM Entreprises et autre, n° 346378 et 346444 et CE, 11 octobre 2012, Société Casino Guichard Perrachon, n° 357193).
L’extension de l’utilisation du droit souple, notamment par des autorités administratives indépendantes chargées de la régulation d’un secteur économique, a conduit le Conseil d’Etat, « par des évolutions progressives de sa fonction de conseil et de juge, a adapté son office à la spécificité de ce nouveau mode d’action publique et il a contribué à élaborer un droit de la régulation » (Jean-Marc Sauvé, entretiens du Conseil d’Etat sur la régulation, 20 novembre 2017).
Le Conseil d’Etat a ainsi élargi son contrôle à la plupart des actes de droit souple émis par les autorités de régulation. Par les décisions d’Assemblée du 21 mars 2016, Société Fairvesta International GMBH et autres (n°368082) et Société Numéricable (n°390023), il a étendu la recevabilité du recours pour excès de pouvoir en jugeant que les « avis, recommandations, mises en garde et prises de position adoptés par les autorités de régulation dans l’exercice des missions dont elles sont investies peuvent être déférés au juge de l’excès de pouvoir » dans deux hypothèses précises:
- d’une part, «lorsqu’ils revêtent le caractère de dispositions générales et impératives ou lorsqu’ils énoncent des prescriptions individuelles dont ces autorités pourraient ultérieurement censurer la méconnaissance ».
- d’autre part, «lorsqu’ils sont de nature à produire des effets notables, notamment de nature économique, ou ont pour objet d’influer de manière significative sur les comportements des personnes auxquelles ils s’adressent».
Le Conseil d’Etat a notamment fait application de cette jurisprudence Fairvesta Numéricable en jugeant que l’avis exprimé par la Haute Autorité pour la Transparence pour la Vie Publique, est un acte d’ “effets notables”, susceptible de faire grief (CE, 19 juillet 2019, n°426389).
Ces différents jalons étant posés, l’arrêt du Conseil d’Etat du 12 juin 2020 harmonise les règles de contestation des actes de droit souple, des lignes directrices et des circulaires : « Les documents de portée générale émanant d’autorités publiques, matérialisés ou non, tels que les circulaires, instructions, recommandations, notes, présentations ou interprétations du droit positif peuvent être déférés au juge de l’excès de pouvoir lorsqu’ils sont susceptibles d’avoir des effets notables sur les droits ou la situation d’autres personnes que les agents chargés, le cas échéant, de les mettre en œuvre. Ont notamment de tels effets ceux de ces documents qui ont un caractère impératif ou présentent le caractère de lignes directrices.»
Saisi de tels document, il « appartient au juge d’examiner les vices susceptibles d’affecter la légalité du document en tenant compte de la nature et des caractéristiques de celui-ci ainsi que du pouvoir d’appréciation dont dispose l’autorité dont il émane. Le recours formé à son encontre doit être accueilli notamment s’il fixe une règle nouvelle entachée d’incompétence, si l’interprétation du droit positif qu’il comporte méconnaît le sens et la portée ou s’il est pris en vue de la mise en œuvre d’une règle contraire à une norme juridique supérieure » (paragraphe 2).
En l’espèce, une « note d’actualité » de la direction centrale de la police aux frontières du 1er décembre 2017 relative aux « fraudes documentaires organisées en Guinée (Conakry) sur les actes d’état civil », préconisait aux agents devant se prononcer sur la validité d’actes d’état civil étrangers de formuler un avis défavorable pour toute analyse d’un acte de naissance guinéen. Le Conseil d’Etat considère qu’elle est susceptible de faire l’objet d’un recours pour excès de pouvoir, « eu égard aux effets notables qu’elle est susceptible d’emporter sur la situation des ressortissants guinéens dans leurs relations avec l’administration française » (paragraphe 3).
La note contestée par l’association GISTI entre toutefois dans le champ des missions de la direction centrale de la police aux frontières d’une part, n’interdit pas à ses destinataires d’examiner les demandes émanant de ressortissants guinéens au cas par cas, ne méconnaissant donc pas les dispositions de l’article 47 du code civil d’autre part. En conséquence, le GISTI n’est donc pas fondé à demander l’annulation du document attaqué.